8 avril 1794 : l’île Bourbon devient île de La Réunion, en rappel, semble-t-il, de la « réunion » qui a eu lieu le 10 avril 1792 entre les Marseillais et plusieurs bataillons de gardes nationaux chargés de la garde des Tuileries, fusion qui allait entraîner le renversement de la Monarchie. Mais avait-on imaginé, à cette époque, à quel point ce nom était prédestiné ? La Réunion, deux siècles plus tard, a véritablement signifié la réunion de toutes les ethnies qui, au fil des immigrations, ont réussi à former la population réunionnaise. Que l’on soit « Chinois », « Z’arab’ », « malbar », « créole » métissé ou blanc, « caf’ », on est avant tout Réunionnais.
La société réunionnaise, que beaucoup ont qualifiée de « microcosme », rassemble sur un minuscule « caillou » à peu près tout ce qu’on peut trouver dans le monde en matière de races humaines et de niveaux sociaux. Les différentes ethnies, arrivées et installées dans l’île à la fin du XIXe siècle, se sont intégrées, au cours du XXe siècle, à une société qui les tenait à l’écart. En outre, aujourd’hui cette société, qui s’est modelée à travers la présence française, éprouve un mieux-être général. Mais face à une évolution trop rapide, à une occidentalisation forcenée, le créole a du mal à se forger une identité. En 1974, l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), estime la population globale de La Réunion à quatre cent soixante-seize mille six cent soixante-quinze habitants répartis de la façon suivante : deux cent mille métis, cent vingt mille Européens blancs dont environ cinq mille sept cents « métropolitains », cent vingt mille Indiens, quinze mille Chinois et cinq mille musulmans. D’aucun regretteront cependant que ces chiffres, qui ne sont que des estimations, ne fassent pas état de la population d’origine africaine.
LA COMMUNAUTÉ TAMOULE
Les Indiens de La Réunion, appelés « malabars », sont issus des engagés arrivés dans l’île à la fin du dix-neuvième siècle. Précisons que cette appellation de « malabars » n’est pas très juste puisque la plupart des travailleurs indiens a été amenée de la côte de Coromandel et du Sud de l’Inde. En fait, les Indiens d’origine malabare ont été les premiers arrivés à la fin du XVIIIe siècle. Tous les Indiens tamouls venus par la suite ont tout naturellement été appelés « malabars ». A la fin de l’esclavage, ces Indiens ont remplacé les esclaves dans les champs. Et peu à peu cette société tamoule s’est mise à évoluer. Dès la fin de la guerre, les fils des familles « malabars » n’ont pas voulu perpétuer une tradition de petits employés. Certains y sont parvenus et officient en tant que médecins, avocats ou grands commerçants. Leur train de vie est souvent bien supérieur à celui du Réunionnais moyen. Mais cette réussite ne concerne qu’une infime partie de la communauté : la plus grande masse connaît encore des conditions de vie très modeste.
Ce sont des petits propriétaires ou colons, des employés agricoles ou « bazardiers ». Bien sûr ils vivent mieux qu’au début du siècle, mais Autre point : si à La Réunion, les Indiens n’ont pas instauré le système de castes que l’on retrouve en Inde continentale, la fortune en a instauré un autre. En effet à cette époque, les mariages entre tamouls riches et pauvres sont difficiles pour ne pas dire impossible. En outre, au fil du temps, la communauté tamoule, soumise au bon vouloir des propriétaires terriens qui l’avaient engagée, a perdu les coutumes de ses ancêtres. Les Indiens engagés n’avaient pu pratiquer leur religion car nombre de proprétaires leur avaient interdit la pratique religieuse ou refusé un endroit où bâtir un temple. Or ce droit leur était clairement accordé dans les contrats qu’ils avaient signés. Mais la tendance s’est inversée : les tamouls de l’île ont pris conscience de leur identité propre et les contacts avec l’île Maurice, plus liée à l’Inde, encouragent les « malabars » de La Réunion a retrouver leur passé et leur coutumes. Outre les marches sur le feu, les sacrifices des animaux, la pratique de la religion reprend sa place au sein de la société tamoule. Les jeunes garçons réaprennent le sens des cérémonies tandis qu’aux jeunes filles on enseigne les gestes des danses sacrées traditionnelles. Enfin, dans cette recherche d’une identité culturelle s’inscrit aussi une recherche religieuse qui laisse la liberté au tamoul de choisir de vivre sa culture soit du côté de l’hindouisme, soit du côté du christianisme. Comme on peut le voir culture et religion peuvent vivre indépendamment l’une de l’autre, bien que l’une reste quand même liée à l’autre. L’autre composante importante de la population réunionnaise est la communauté chinoise, présente dans l’île depuis le début du siècle.
UNE INTÉGRATION PARFAITE
Les Chinois, au nombre de quinze mille en 1974, ont eu, semble-t-il, moins de mal à s’intégrer à une société marquée par l’Occident. Il ont été les premiers, avant les tamouls et les musulmans, à fréquenter les écoles publiques françaises et se sont orientés vers des professions autrefois réservées aux seuls fils de familles aisées. Au début du siècle, lorsqu’ils sont arrivés dans l’île, les Chinois n’avaient que peu, voire pas du tout, de moyens. Cependant, grâce à un travail acharné et un sens de l’économie très poussé, ils ont pris en main tout le commerce d’alimentation de La Réunion. La force de la communauté chinoise réside dans sa solidarité. En effet tout nouveau arrivant qui montrait sa volonté de travailler trouvait toujours prêteur pour l’aider à monter sa propre boutique. De ce fait, à une époque, la plupart des « grandes surfaces » de l’île leur appartenait. Si les Chinois se sont aussi rapidement adaptés, c’est qu’aucune pratique religieuse contraignante, aucune coutume trop vivace ne les empêchent de se fondre dans la « masse ». Ils font partie de la société réunionnaise beaucoup mieux que dans d’autres pays où ils ont émigré également en nombre. Mais dans ces autres territoires, la coupure avec les autres groupes sociaux est très nette. La seule différence que l’on peut noter c’est celle qui existe entre les Chinois « d’avant » et ceux de la fin des années soixante-dix : « Nos jeunes ont cessé d’être commerçants, ils sont aujourd’hui entièrement intégrés à la société française. Ils ont acquis une culture occidentale….
A La Réunion, il n’y a plus de Chinois. Ils sont tous Français maintenant ! », explique un des membres de cette communauté, en 1979. Mais si les jeunes ne parlent plus la langue de leurs ancêtres, cela ne signifie pas que cette société a totalement disparu. Certains perpétuent les vieilles danses traditionnelles de la Chine et des professeurs tentent d’apprendre la langue de leur origine aux jeunes. Par ailleurs au sein des familles, la vraie cuisine chinoise, différente de celle des restaurants, subsiste. La troisième communauté, la moins nombreuse puisqu’elle ne compte qu’un peu plus de cinq mille membres, est celle des Indiens musulmans. Les musulmans se sont eux aussi dirigés vers le commerce. Mais, au fil des années, on compte de plus en plus de médecins, d’avocats ou d’enseignants. Mais contrairement aux communautés tamoule et chinoise, les musulmans ont véritablement gardé la pratique de la religion. La vie au sein des foyers musulmans est encore traditionnelle, avec la toute-puissance du père et le respect strict des préceptes du Coran. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne se sont pas adaptés à la société moderne. Simplement, ils essaient d’allier les « bienfaits » de la civilisation, la survivance des coutumes et la religion que leurs ancêtres ont amenés avec eux. Cependant cette communauté est plus fermée, même si elle se modernise et les mariages inter-raciaux sont relativement rares. Il semblerait que l’opposition à ces mariages soit liée à la religion. Les deux autres catégories sociales composant la population réunionnaise sont les « métis » et les Européens. Ils sont entre cent cinquante mille et deux cent mille pour les premiers et entre quatre-vingt dix et cent vingt mille pour les seconds. Cependant, on peut difficlement parler de métis et de Blancs en termes généraux, comme pour les tamouls, les Chinois ou les musulmans. Les « métis », qui comptent pour la moitié des habitants de La Réunion, connaissent diverses fortunes sociales, mais ce sont ceux aussi qui ont le plus de mal à se forger une identité propre. Enfin, il y a la classe des métropolitains, les « zoreils » comme nous les appelons ici, sans qu’il y ait quoi que ce soit de péjoratif. Certains métropolitains sont installés dans l’île depuis fort longtemps et sont devenus au fil des ans aussi Réunionnais que les natifs du département. D’autres, en revanche, fonctionnaires pour la plupart, ne sont que de passage. Par ailleurs cette immigration métropolitaine aura eu des conséquences sociales et humaines non négligeables sur une population dont la mentalité est loin d’être tout à fait occidentale. La population réunionnaise est donc une véritable mosaïque de couleurs. On ne pouvait donc choisir meilleur patronyme pour cette île de l’océan Indien où se côtoient différentes ethnies. Bien sûr, cela ne va pas sans mal. Mais si on ne peut pas dire que le racisme existe à La Réunion comme il le peut ailleurs, il est présent sous forme latente et peut exploser sous formes de rixes ou de querelles familiales.
EVOLUTION ET OCCIDENTALISATION
Quoi qu’il en soit, La Réunion a réussi à intégrer ses différentes composantes qui vivent l’une à côté de l’autre sans que cela pose de véritables problèmes. En fait de véritables problèmes, celui auquel se trouve confrontée la société réunionnaise, est peut-être celui de son identité. Depuis les années soixante, elle a rapidement évolué et tend de plus en plus vers une occidentalisation. Il n’y a qu’à observer le paysage lui-même : les campagnes cèdent peu à peu la place aux villes, le béton des grandes banlieues a peu à peu remplacé les petites cases et leurs jardins. Bien sûr, il fallait reloger décemment les pauvres. Mais le créole peut-il vraiment vivre loin de sa « cour » et des quelques bêtes qu’il a pris l’habitude d’élever ? Comme en métropole, la vie de banlieue n’ira pas sans créer quelques problèmes. A la périphérie des grandes villes, des milliers de petits employés, de chômeurs ne peuvent que contempler le luxe des vitrines de magasins que seuls peuvent s’offrir les fonctionnaires, les membres des professions libérales, les riches commerçants qui, eux, appartiennent à la classe aisée. Et si ces derniers ont accédé à un niveau de vie élévé, les gens de condition modeste survivent grâce aux multiples aides venues de métropole : allocations familiales, aide médicale gratuite entre autres. L’évolution trop rapide de la société réunionnaise génère un manque de repères : le Réunionnais ne sait plus quelle est sa vraie personnalité. De ce fait, les mouvements socio-culturels qui essaient de mettre en avant les techniques et les arts traditionnels remportent de plus en plus de succès. Mais cette évolution de la société réunionnaise vers une occidentalisation n’a pas que du mauvais. Se rapprocher de la France a permis à La Réunion de beaucoup progresser, notamment sur le plan de la santé, surtout celle infantile. Les Réunionnais se portent de mieux en mieux.
LA SANTÉ EN PROGRÈS
La mortalité de façon générale, et infantile en particulier, a considérablement diminué grâce aux progrès de la médecine et de l’hygiène. Il faut noter aussi à cette époque, une forte diminution de la natalité. On ne peut plus parler de démographie « galopante » comme au début des années soixante. Il n’est plus question d’avoir de nombreux enfants. Désormais les femmes réunionnaises ont la possibilité de choisir le nombre des enfants qu’elles auront et quand elles les auront. Le Planning familial, installé dans l’île, est enfin entré dans les murs. Du moins en ce qui concerne les femmes ! En effet les hommes refusent, bien souvent, à leurs épouses le droit de se rendre aux consultations dans les centres d’orientation familiale. Et ne parlons même pas de la contraception. Cependant les Réunionnaises n’hésitent plus à se passer de l’autorisation maritale et de ce fait, les consultations prennent parfois des allures clandestines. L’autre raison à la baisse de la natalité a un caractère plus économique. La vie, à La Réunion comme ailleurs, est de plus en plus chère. Elever, nourrir, vêtir et envoyer à l’école de nombreux frères et surs devient impossible. Et puis le taux de chômage élevé, n’incite pas non plus à faire trop d’enfants. En outre si la population se stabilise, elle se porte également mieux. Les années soixante-dix voient l’augmentation du nombre des membres des professions libérales. En 1974, on compte deux cent soixante quatorze médecins, contre cent vingt-six en 1964. Beaucoup de médecins ont également choisi de s’installer ailleurs qu’au cur de la ville-même. Certains ont même ouvert des cabinets secondaires dans les quartiers retirés. Parallèlement la direction de l’action sanitaire et sociale (la DASS) organise des tournées médicales dans les secteurs de l’île hors d’atteinte. Ainsi dans le cirque de Mafate, régulièrement, un hélicoptère dépose médicaments, infirmières et médecins qui dispensent gratuitement des soins aux familles. De plus, en cas d’urgence, l’hélicoptère, que l’on a appelé par radio ou par téléphone, évacue le malade vers l’hôpital de Bellepierre.
Transport et soins sont bien évidemment gratuits puisque ces populations démunies n’ont pas les moyens de se les payer. Et pour rester dans les cirques, il faut noter que la mortalité infantile, très importante dans ces coins reculés dans les années cinquante, a fortement diminué. Bénéficiant d’une meilleure hygiène, les enfants sont aussi mieux nourris. Les municipalités n’hésitent plus à faire appel à l’hélicoptère pour acheminer viande fraîche et fruits dans les cantines de Mafate ou d’ailleurs. Sur la côte ou dans les écarts plus accessibles, il est plus aisé de résoudre les problèmes de santé à l’école. On y effectue systématiquement le dépistage des maladies infantiles. Les cantines des centres-villes sont très bien ravitaillées. Et même si toutes les communes ne bénéficient pas des même moyens pour offrir une véritable variété dans les menus, comme à Saint-Pierre par exemple, les enfants, en règle générale, sont mieux nourris qu’auparavant. Cette amélioration des repas scolaires est d’autant plus importante quand on sait que pour bien des enfants issus de familles pauvres, le déjeuner est le seul vrai repas de la journée. De plus depuis 1961, l’opération « goutte de lait » (des tonnes de lait distribuées dans les écoles), instaurée par Michel Debré, a permis à de nombreux enfants de bénéficier de l’apport énergétique dont il manquait jusque là. Il faut dire que les produits laitiers ne faisaient pas vraiment partie des aliments de base consommés par les Réunionnais. Au fur et à mesure le lait est aussi entré dans les murs, palliant ainsi certaines carences. Mais les progrès en matière de santé à la Réunion ne se limitent pas au dépistage de maladies ou à l’amélioration de l’alimentation ; le département va aussi se doter d’une infrastructure sanitaire correcte. L’île, depuis 1957, possède l’hôpital le plus moderne de l’océan Indien, construit à Bellepierre. Bien entendu des hôpitaux communaux ou privés existaient déjà, cependant ils sont devenus insuffisants ou ne se sont pas modernisés à temps. Entre 1968 et 1970, deux nouvelles cliniques ultramodernes, l’une à Sainte-Clotilde, l’autre à Saint-Benoît, voient le jour. En revanche une véritable infrastructure hospitalière fait cruellement défaut dans le Sud de l’île. Dès 1964 la décision avait été prise de construire, à Saint-Pierre, un hôpital moderne. Mais il faudra attendre 1973 pour que soit donné le premier coup de pioche et 1978 pour que l’hôpital commence à fonctionner. A la fois hôpital général et centre de traitement psychiatrique, il ne compte pas moins de neuf cent soixante-dix lits. Le seul point noir, cependant, reste l’application de la législation en matière sanitaire et sociale : la structure de la population réunionnaise et ses habitudes sociales ne sont pas celles de la métropole. De ce fait les médecins se trouvent confrontés à de nombreux problèmes. La Réunion va donc mieux. Mais si la médecine peut soigner et maintenir en bonne santé la population, elle peut difficilement guérir les bleus à l’âme. Evoluant dans un creuset social où tous les sangs se trouvent mêlés, vivant de plus en plus « à la française », le Réunionnais a besoin de retrouver ses origines raciales et sa culture.
Des aides nécessaires Depuis que l’île est devenue département toute une série de mesures ont été adoptées pour aider les plus démunis : allocations familiales, aide médicale gratuite (AMG) et surtout « argent carnet ». Pour beaucoup de familles pauvres les allocations et « l’argent-carnet » représentent le seul moyen de subsistance. Il existe aussi une certaine forme d’allocation de chômage, bien moins importante, cependant, qu’en métropole. Par ailleurs les services techniques du département ainsi que les municipalités reçoivent des subventions appelés « fonds de chômage ». Ces fonds permettent d’employer une main-d’uvre temporaire payée entre cinquante et cent francs par jour, selon les cas. Selon certains, si ces aides sont nécessaires, elles tendront cependant, à développer une « mentalité d’assistés ». Il est vrai que beaucoup de Réunionnais pauvres ne compteront plus que sur les aides pour sortir de leur état, sans que cela soit, toutefois, une généralité.